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Full text of "Problèmes et mystères"

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CAMILLE SAINT-SAËNS 



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PROBLÈMES 



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MYSTÈRES 



PARIS 

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 

26, RIIE «AOINE, PItÈS l'oDÈON 




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PROBLÈMES 



MYSTERES 



C. MARPON ET E. FLÀUMA&ION, RUE RACINE, 26. 



CAMILLE SAINT-SAËNS 

(de l'institut) 



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PROBLÈMES 



MYSTÈRES 



PARIS 

LIBRAIRIE ERNEST FLAMMARION 

36, RUE RACINE, PRÈS l'oDÊON. 
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A MONSIEUR 



Louis GALLET 



PROLOGUE 



LE MÉTRONOME ET L'ESPACE CÉLESTE 

Tout le monde connaît le métro- 
nome, cet instrument d'une si grande 
utilité pour les musiciens, auquel on 
accorde généralement une confiance 
absolue qu'il ne mérite en aucune façon . 
L'instrument en lui-même est excel- 
lent, mais sa fabrication, qui n'est 

1 



— 2 — 

soumise à aucun contrôle, laisse sou- 
vent à désirer. 

Pour qu'un métronome soit bon , il 
faut : 

1** Que le nombre 60 de son échelle 
soit isochrone avec la seconde de 
temps ; 

2** Que les divisions de l'échelle soient 
mathématiquement déterminées. 

Les instruments usités ne répondent 
pas toujours parfaitement à ce pro- 
gramme. Ils fonctionnent bien et 
durent longtemps : le public ne leur 
en demande pas davantage. L'artiste, 
désireux de fixer le mouvement d'un 
morceau, a le droit d'être plus exi- 
geant; S'il est des compositeurs qui se 



— 3 — 

contentent d'indications vagues et se 
confient presque en tout au sentiment 
de l'exécutant, il en est d'autres qui 
attachent au secours du métronome 
une grande importance ; ces derniers 
ont un besoin absolu d'instruments 
précis. 

Cette question me préoccupait de- 
puis longtemps. Pourquoi, me disais- 
je, ne ferait-on pas pour les instru- 
ments destinés à mesurer le temps ce 
qui se fait pour ceux qui mesurent 
l'espace et la pesanteur? La fabrication 
des mètres, des litres et des poids n'est 
pas livrée à l'arbitraire; il n'est permis 
de les vendre que dûment vérifiés et 
poinçonnés. Pourquoi n'en serait-il 
pas de même des métronomes, ou tout 



— 4 — 

au moins d'une classe à part d'instru- 
ments de choix, dont les artistes pour- 
raient, dès lors, se servir en toute con- 
fiance? 

Pénétré de cette idée, j'en fis le sujet 
d'une note que je soumis àl' Académie 
des sciences, où sa lecture fut écoutée 
avec beaucoup de bienveillance et de 
courtoisie. Je m'attachai à démontrer 
aux membres de l'Académie que la 
détermination du « mouvement » , 
tout à fait négligée dans Tancienne 
rausîque, tendait à prendre dans Tari 
moderne une importance de plus en 
pJuis grande; qu'à notre époque, une 
petite fraction de seconde, ajoutée ou 
j-etx-anchée à la durée de la mesure, 
poxJ-vaît dénaturer le caractère d'un 
mox-c eau, même dans les mouvements 



lents où chaque mesure dure plusieurs 
secondes; je leur citai Texemple 
frappant des œuvres de Robert Schu- 
mann, réglées àl'aide d'un instrument 
défectueux et inexécutables quand on 
suit les indications du métronome 
écrites par l'auteur. 

Quelque temps après, l'illustre Hirn 
s'empara de la question ; dans un mé- 
moire imprimé, il s'éleva contre mes 
conclusions. Il démontra, par des 
raisons scientifiques en dehors de mes 
connaissances, que le double pendule 
actionné par un mouvement d'horlo- 
gerie, autrement dit le métronome 
de Maelzely était un instrument par- 
fait, et qu'il était inutile d'en cher- 
cher un autre; je n'avais jamais dit 



— 6 — 

le contraire. 11 convenait que, dans la 
pratique, sa précision laissait à dési- 
rer, mais il ajoutait que cette précision 
était bien suffisante pour lés besoins 
de l'art musical. Distrait de ces idées 
par mes travaux habituels, je ne ré- 
pondis pas au mémoire de Hirn et lais- 
sai dormir la question, me réservant de 
la réveiller si l'occasion se présentait. 

Depuis lors, Hirn publia son beau 
livre sur V Espace céleste. Il y a dans 
ce livre une partie mathématique qui 
ne s'adresse qu'aux savants; mais il y 
en a une autre, très importante, qui 
peut être lue par quiconque aime à 
penser, grâce à la clarté apportée par 
l'auteur dans les questions les plus 
ardues. Un jour, ce livre me tomba 



sous la main, et sa lecture m'inspira 
des réflexions que j'eus l'idée de sou- 
mettre à l'auteur dans une lettre, tout 
en profitant de l'occasion pour discu- 
ter avec lui la question au sujet de 
laquelle j'avais eu l'honneur de sa cri- 
tique. 

« Permettez-moi, lui disais-je, de 
m'autoriser de votre incursion dans 
le domaine de l'art pour mettre à 
mon tour un pied sur le terrain de 
la science, avec tout le respect qui 
lui est dû, à propos de votre admi- 
rable livre, et de vous faire part de 
quelques réflexions qu'il m'a suggé- 
rées. En invitant vos lecteurs à tirer 
eux-mêmes leurs conclusions, n'avez- 
vous pas, en quelque sorte, ouvert la 
porte à tout le monde? Je me hâte de 



— 8 — 

VOUS rassurer en vous disant que ce 
qui m'occupe n'est pas, à proprement 
parler, la partie scientifique de votre 
ouvrage, sur laquelle je vous crois 
volontiers sur parole, mais sa partie 
métaphysique. Vous avez abordé har- 
diment des questions qui dépassent la 
portée de Tesprit humain. A ces hau- 
teurs, la distance qui sépare le savant 
de l'ignorant disparaît, comme la dis- 
tance de la terre au soleil en regard de 
celle qui nous sépare des étoiles sans 
parallaxe sensible, et chacun de nous a 
le droit de parler de ces choses, parce 
que nul ne peut se flatter d'être en cela 
plus clairvoyant que son voisin..... » 

Je me disposais à faire parvenir ma 
lettre au célèbre astronome, quand la 



— 9 — 

mort vint brusquement le ravir à la 
science. 



De cette lettre, devenue sans objet, 
est sorti ce livre (*). 



(1) Des fragments de cette lettre ont été publiés 
dans la Revue Bleue (9 août 1890). 



PROBLÈMES 



MYSTÈRES 



PROBLEMES 

ET MYSTÈRES 



Ma première rencontre avec 1(3 
Mont-Blanc fut extraordinaire. 

Depuis une semaine, j'étais à Ge- 
nève, attendant ^qu'un ciel impitoya- 
blement couvert voulût bien s'éclaircir 
pour me laisser apercevoir la célèbre 
montagne; de guerre lasse, je partis 
pour Sallanches où j'arrivai vers la fin 
du jour. 

Alors, subitement, une ouverture 



— 14 — 

circulaire se fît dans le plafond d'épais 
nuages qui assombrissait la vallée; 
par cette ouverture, à une hauteur 
invraisemblable au-dessus de Thori- 
zon, apparut en plein soleil le massif 
du Mont-Blanc, étincelant dans le 
ciel comme un astre subitement rap- 
proché de la terre; et du coup je com- 
pris la beauté suprême de la nature 
inorganique. 

La vie et la pensée ont pour nous 
une telle importance, elles nous inté- 
ressent à si haut point, que nous 
sommes naturellement portés à leur 
attribuer une valeur immense. La 
mode — il s'en met partout — est de 
voir la vie répandue à profusion dans 
la nature; en réalité, elle parait n'être 
dans l'Univers qu'un accident. 



— 15 — 

On a renoncé depuis longtemps 
à mettre des habitants dans le Soleil, 
masse gazeuse portée à Tincandes- 
cence dans toute sa profondeur; il ne 
saurait y en avoir non plus dans les 
innombrables étoiles de la voûte cé- 
leste, qui toutes sont des soleils. Ne 
parlons pas de la Lune, rocher stérile, 
ni de nos sœurs les planètes du sys- 
tème solaire, la plupart trop jeunes 
encore ou déjà trop vieilles pour que 
la vie puisse y exister, dont Tune, 
Uranus, est dans des conditions telles 
qu'il semble impossible qu'elle y 
existe jamais; ne parlons que de la 
Terre où nous sommes. Il s'est écoulé 
des millions d'années avant que solidi- 
fiée, suffisamment refroidie, entourée 
d'air et d'eau, elle ait pu devenir habi- 
table au moins pour des plantes; 



— IG — 

d'autres millions d'années avant l'ap- 
parition de l'homme. Maintenant, à sa 
surface, la vie pullule; mais grattez 
un peu cette croûte mince que nous 
foulons sous nos pieds : que trouvez- 
vous ? un globe de trois mille lieues 
de diamètre, dans l'épaisseur duquel 
aucun être vivant ne saurait trouver 
place ; et le sommet des hautes mon- 
tagnes est là pour nous avertir qu'une 
légère diminution dans la densité de 
l'air suffirait pour faire de la surface 
entière de la Terre un désert glacé. 

Il faut donc que l'Univers ait une 
autre raison d'être que la production 
de la vie et de la pensée; cette raison, 
il serait inutile de la chercher. Mais 
si nous ne pouvons la comprendre ni 
même l'imaginer, le sens esthétique. 



— 17 — 

le plus délicat que nous possédions, 
peut tout au moins nous faire pressen- 
tir son existence. 

Tous ceux qui ont escaladé les 
cimes connaissent les impressions 
spéciales qu'elles font naître; là où 
cesse la vie, là où il n'y a plus que des 
rochers et des glaciers dans l'azur 
sans limite, on éprouve comme un 
bonheur immense, surhumain; on 
prend en pitié la ville d'où l'on sort, 
la civilisation à laquelle on appartient; 
on ne voudrait plus redescendre au 
milieu des hommes. 

Le croyant, dans son exaltation, se 
sent plus près de Dieu; et pourtant, si 
Dieu, comme on nous le dit, avait tout 
fait pour la vie, et la vie elle-même 

2. 



— 18 — 

pour rhomme, ces lieux déserts 
devraient nous faire horreur : car la 
vie en est absente et nous n'y saurions 
demeurer sans mourir. 

N'y aurait-il pas dans ce sentiment, 
ou, pour mieux dire, dans cette sen- 
sation, comme un instinct nous aver- 
tissant que la vie, l'homme, la pensée 
humaine elle-même comptent pour 
peu de chose dans l'ensemble de la 
Nature? 



II 



Écoutons les philosophes : 

« Un corps peut-il penser? une 
étendue en longueur, en largeur et en 
profondeur peut-elle raisonner, dési- 
rer, sentir? non, sans doute; car 
toutes les manières d'être d'une telle 
étendue ne consistent que dans des 
rapports de distance; et il est évident 
que ces rapports ne sont point des 
perceptions, des raisonnements, des 
sentiments, en un mot des pensées. 



~ 20 — 

Donc ce moi qui pense n'est point un 
corps, puisque mes perceptions sont 
tout autre chose que des rapports de 
distance tous les rapports de dis- 
tance se peuvent comparer, mesurer 
exactement par les principes de la géo- 
métrie; et l'on ne peut ni comparer 
ni mesurer de cette manière nos per- 
ceptions et nos sentiments. Donc mon 

âme n'est point matérielle c'est 

une substance qui pense, et qui n'a 
nulle ressemblance avec la substance 
étendue dont mon corps est com- 
posé » 

Il n'y a rien à répondre à cela; mais 
c'est de la métaphysique pure et l'on 
peut raisonner tout autrement. 

Qu'est-ce que l'intelligence ? qu'est- 



— 21 — 

ce que la pensée? Nous n'en savons 
rien. Faire de l'intelligence une entité 
spéciale est une supposition gratuite, 
alors que l'observation nous la montre 
toujours associée à un corps vivant; et 
si l'on ne veut abandonner toute logi- 
que, il faut, ou refuser une partie 
spirituelle à l'homme, ou l'accorder au 
dernier des infusoires, qui montrent 
une intelligence bornée à la recherche 
de leur nourriture, mais indéniable; 
on les voit se mouvoir en tous sens, se 
détourner des obstacles, lutter contre 
des forces contraires, donner enfin le 
spectable de mouvements dirigés par 
une volonté consciente. N'ayant pas 
de cerveaU; ils ne sauraient penser, de 
même que, privés d'yeux, ils ne peu- 
vent connaître la vision distincte; 
mais ils sont néanmoins sensibles à la 



^22 — 

lumière ; mais ils ont déjà la sensation 
et la volonté. Or la volonté fait partie 
des facultés dites immatérielles. 

Connaissez - vous l'Hydre d'eau 
douce ? c'est une petite bête mesurant 
quelques millimètres, sans cerveau et 
sans yeux, parfaitement féroce d'ail- 
leurs. 

fen ai fréquenté une qui habitait 
un grand bocal, fixée à la paroi de 
verre. L'ayant placée à Fopposé du 
jour, je l'ai retrouvée, quelques heures 
après, du côté de la fenêtre; elle avait 
senti la lumière, et fait un trajet 
énorme pour elle afin de s'en rappro- 
cher. 

On nous élève dans l'idée que Tins- 



— 23 — 

tînct seul dirige les actes des animaux, 
et nous passons ensuite notre vie à 
nous étonner des signes d'intelligence 
qu'ils ne cessent de nous montrer. 
Avez-Yous remarqué que tous les pro- 
priétaires de chiens croient posséder 
des phénomènes? A les entendre, il 
n'y en a pas de pareil au leur, il est 
extraordinaire, son intelligence est 
plus qu'humaine, il ne lui manque que 

la parole et cela uniquement parce 

qu'ils ont été à même de l'étudier; 
celui du voisin en fait tout autant. 

La supériorité énorme de l'intelli- 
gence humaine, correspondant à un 
développement spécial du cerveau, 
tout différent de celui des animaux les 
plus voisins de nous dans l'échelle des 
êtres, nous rend très orgueilleux. En 



— 24 — 

vain nous retrouvons dans tous les 
vertébrés les mêmes dispositions ana- 
tomiques, la même structure que chez 
l'homme : nous nevoulorfs rien avoir 
de commun avec eux. L'homme, dit^ 
on avec indignation, ne serait qu'un 
animal comme les autres ! non assu- 
rément; mais l'homme n'est qu'un 
animal d'an ordre plus élevé que les 
autres; et il est aussi impossible de 
prouver qu'il possède une partie im- 
matérielle qu'il est impossible de le 
nier, par la raison que cela échappe à 
toute espèce d'expérimentation; par 
la raison que les mots Esprit et Ma- 
tière expriment des idées purement 
métaphysiques, qui n'ont rien à voir 
avec les faits. 

Pour les anciens, ce qui se voit, ce 



— 25 — 

qui se touche, était de la matière ; le 
reste ne Tétait pas. Le mot Spiritus 
signifiait à la fois l'esprit et le vent; 
pour les philosophes de l'antiquité, le 
vent, la flamme môme n'étaient pas 
matériels. Un vent impétueux, des 
langues de feu (probablement des ai- 
grettes électriques) sont les signes de 
l'apparition du Saint-Esprit lors de la 
Pentecôte. Nous n'en sommes plus là; 
tout ce qui n'est pas du domaine de la 
pensée, pour les modernes, est ma- 
tière; mais on reconnaît toujours, 
sous le nom de faits matériels et im- 
matériels, deux ordres de faits diffé- 
rents. On ne veut pas que le cerveau 
sécrète la pensée, alors que chacun 
sent parfaitement qu'il pense avec sa 
tête, non avec sa main ou son pied; on 
ne veut pas que des agents matériels 



— 26 — 

influent sur la volonté, alors qu'il suf- 
fit de quelques gouttes d'alcool pour 
nous faire déraisonner. 

Nous constatons à chaque instant 
l'action des agents matériels sur la 
pensée, et de la pensée sur le corps ; 
donc il y a entre ce que nous appelons 
Matière et ce que nous appelons Es- 
prit, une chaîne ininterrompue ; donc 
l'un et l'autre appartiennent à un 
même ordre de faits, non à deux 
ordres de faits qui s'excluent; donc 
il n'y a ni esprit, ni [matière, au 
sens que l'on attribue à ces mots, il y 
a autre chose, un ordre de faits que 
nous ne connaissons pas encore, au- 
quel tous les phénomènes se ratta^» 
chent, et dont la connaissance seule 
pourrait nous conduire à celle de la 



— 27 — 

substance de l'Univers, de la nature 
des êtres et des choses. 

Il y a les corps que nous touchons, 
que nous voyons, que nous sentons, 
mais dont la nature essentielle nous 
est inconnue ; nous ne connaissons que 
leurs propriétés. 11 y a le « je-ne-sais- 
quoi » dont les vibrations se manifes- 
tent sous forme de lumière, de cha- 
leur et d'électricité ; il y a l'attraction 
universelle ; il y a les phénomènes vi- 
taux. Autant de problèmes, autant de 
mystères. Si nous tenions la clef de 
toutes ces questions, si nous les avions 
résolues, si nous savions par expé- 
rience, à n'en pouvoir douter, que la 
force vitale est impuissante à engen- 
drer la pensée, quelle frontière sépare 
l'intelligence humaine de l'intelli- 



— 28 — 

gence animale ; si nous savions, enfin, 
une foule de choses que nous ne 
savons pas, nous serions en droit d'af- 
firmer l'existence de l'âme purement 
spirituelle. Mais nous ignorons la na- 
ture de la force vitale; mais nous 
voyons l'intelligence, d'abord rudi- 
men taire, ensuite de plus en plus sem- 
blable à la nôtre, exister chez les ani- 
maux. Nous voyons, disons-nous, 
quand nous ne fermons pas les yeux 
pour ne pas voir. L'école spiritualiste, 
sentant le danger, n'a jamais voulu 
accorder à l'animal autre chose que 
l'instinct, en se gardant bien de défi- 
nir et de limiter cet instinct. Un 
évoque célèbre, montant un jour à la 
tribune de la Chambre des députés 
pour flétrir les abominations ensei- 
gnées par les philosophes modernes. 



— 29 — 

signalait entre autres au mépris public 
cette proposition : 

(( Il y a des animaux qui réfléchis- 
sent. )) 

Dieu est incompréhensible, il n'est 
pas illogique ; un pur esprit peut être 
partout et nulle part tout à la fois, 
n'ayant aucun rapport avec l'espace. ; 
Mais comment une âme, de nature 
immatérielle, peut-elle habiter un 
lieu déterminé, un cerveau humain? 
C'est ce que personne n'a jamais pu 
dire. Il est vrai que l'attraction uni- 
verselle, la propagation indéfinie de la • 
lumière, sont tout aussi mystérieuses 
quant à présent; mais ce sont là 
des faits, il faut bien les admettre. 
L'Ame n'est qu'un moyen d'expli- 

3. 



— 30 — 
quer la production de la Pensée. 

Déjà le poète Lucrèce niait l'exis- 
tence de Tàme humaine, comme il 
niait celle des dieux de l'Olympe; 
aussi l'appelle-t-on encore l'impie 
Lucrèce : ses œuvres sont tenues à 
l'écart de l'enseignement classique. Il 
ne faut pas s'en étonner. Dès les temps 
anciens, la métaphysique a installé 
dans le monde une singulière façon 
de raisonner : au lieu de chercher la 
vérité en elle-même et pour elle-même, 
on examine d'abord quelles consé- 
quences telle ou telle idée pourrait 
avoir, si elle était vraie. Nul ne pour- 
rait dire à quel point cette méthode a 
entravé la marche de l'humanité. 

Quoiqu'il arrive d'ailleurs, on par- 



— 31 — 

lera toujours d'âme, d'esprit et de ma- 
tière, comme on parle de la voûte 
céleste, du lever et du coucher des 
astres, bien que tout le monde sache 
depuis longtemps qu'il n'existe au- 
cune voûte au-dessus de nos têtes et 
que les astres ne se sont jamais levés 
ni couchés; ce sont façons de parler 
dont on ne saurait se déprendre, vu la 
difficulté de les remplacer. 



III 



• L'histoire serait longue à faire, de 
la lutte de la Raison contre la Foi, 
dans notre beau pays de France. Un, 
moment, la Raison y eut des autels, 
et le fait seul de l'avoir déifiée montre 

Tétat d'esprit de ses adorateurs. La 

• 

Foi, persécutée, tenait alors le beau 
rôle. Sous la Restauration, elle reprend 
sa liberté et s'empare du pouvoir dont 
elle s'empresse d'abuser; c'est alors 
que par une réaction naturelle naît 
l'incrédulité moderne, — très diffé- 



— 34 — 

rente de celle des « libertins » du 
XVIIP siècle, — d'un caractère bizarre 
et passionné : Fincrédulité roman- 
tique. On ne croit pas, et on se désole 
de ne pas croire; la célèbre apos- 
trophe d'Alfred de Musset — « Dors-tu 
content y Voltaire ? » — est la plus 
parfaite expression de cet état d'âme. 
Vingt ans plus tard, l'incrédulité s'é- 
tait fortifiée, on ne se désolait plus. 
« Guerre au surnaturel », disait la 
jeunesse libre-penseuse : « c'est l'en- 
nemi )). M. Louis Figuier écrivait sa 
heMe Histoire du surnaturel y dans 
laquelle il montrait le miracle dispa- 
raissant partout devant la science, 
comme la nuit au contact du jour. 
L'analyse s'arrêtait aux miracles de 
l'Écriture sainte : on était alors aux 
beaux jours de l'Empire, et si l'auteur 



— 35 -^ 

avait tenté d'expliquer le miracle des 
Noces de Cana, son livre, cité en jus^ 
tîce et condamné pour « outrage à la 
morale religieuse », eût été supprimé. 

Pendant ce temps, la Foi, qui voyait 
lui échapper les intelligences vives et 
avides de liberté, avait tenté, par un 
mouvement hardi, de s'accommoder 
aux idées modernes et de faire bon mé- 
nage avec la science. A part quelques 
dogmes sur lesquels elle ne pouvait 
transiger, et qui, par leur nature même 
de mystères impénétrables, échappent 
au raisonnement, liberté de croire ou 
de ne pas croire était laissée aux fi- 
dèles. Le nom de M. de Montalembert, 
chef des catholiques libéraux, brillait 
alors — qui s'en douterait aujour- 
d'hui? — d'un éclat presque solaire. 



— 36 — 

On sait comment Pie IX accueillit ces 
auxiliaires qui venaient à lui, les mains 
pleines de bonnes intentions : « ces 
sortes de pestes », tel fut le mot cruel 
qu'il leur jeta à la face, du haut du 
Syllabus. Il referma et verrouilla pour 
jamais les portes qu'on avait eu l'au- 
dace d'ouvrir toutes grandes à l'air et 
à la lumière. Louis Veuillot fut l'ou- 
vrier de cette réaction ; sa lutte contre 
la partie libérale du clergé atteignit 
aux dernières limites de la violence ; 
M^"" Dupanloup, prenant la plume de 
Cicéron, lui écrivit un jour : « Votive 
conduite dans VEglise, monsieuVy 
nest plus tolérable ! » et tout le 
pamphlet continuait sur ce ton. Ap- 
puyé par le Pape, soutenu par la puis- 
sante corporation des jésuites, le 
journaliste ne s'arrêta pas, et l'on vit 



— 37 — 

ce spectacle étrange : un laïque victo- 
rieux du clergé dans des questions 
religieuses. Puis le pape promulgua ses 
nouveaux dogmes et toute tentative de 
libéralisme disparut de FÉglise. 

Triste époque pour les esprits, nom- 
breux alors, que ce libéralisme avait 
séduits, également incapables de se 
passer de religion et de se résoudre à 
humilier leur raison, comme TÉglise 
l'ordonne. Il leur vint un messie dans 
la personne de Renan, inventeur de 
la religion sans foi ; le succès prodi- 
gieux de ce système a montré qu'il 
venait bien à son heure, sur un terrain 
préparé. Renan était enchanté, disait- 
il, de n'appartenir à aucune religion 
pour pouvoir les goûter toutes; ce 
gourmet des sanctuaires n'avait pas 



— 38 — 

tort : il y a dans les religions un attrait 
et un charme qui ne se retrouvent pas 
ailleurs, une source admirable d'art et 
de littérature; et pour que cette source 
coule, lafoi n'estpas du tout nécessaire. 
Vénus, Diane, à qui personne ne croit 
plus, inspirent toujours nos peintres 
et nos sculpteurs ; il n'y a pas de plus 
hauts sommets que le Requiem y le Te 
Deum et V Enfance du Christ dans 
l'œuvre de Berlioz, dont l'incrédulité 
était aussi complète que possible. Le 
dilettantisme de Renan est parfaite- 
ment légitime ; ce qui l'est moins, 
c'est qu'on ait voulu faire de ce dilet- 
tantisme une doctrine, une religion 
sans foi n'étant pas plus une religion 
qu'un civet sans lièvre n'est un civet. 
Sans doute, la beauté du style de 
Renan, l'entraînement de sa parole 



— 39 — 

auront été pour beaucoup dans la fa- 
veur accordée à sa douce philosophie. 
Malgré tout, on a senti bientôt qu'elle 
manquait de solidité; le tolstoïsme 
aidant, on a voulu revenir à la foi. « Il 
faut croire », nous a-t-on dit. — Que 
croire ? — « Peu importe ; ce que vous 
voudrez. Ce sera vrai, du moment que 
vous le croirez. » 

Et Ton s'est mis à croire n'importe 
quoi, on s'est passionné pour le Boud- 
dhisme, on a ressuscité toutes les 
vieilles légendes ; sous prétexte de 
Folklorisme, on s'est plongé jusqu'au 
cou dans les contes de bonne femme 
les plus insignifiants ; on a calomnié 
la science, accusée de ne rien faire 
pour le bonheur de l'humanité. La 
vérité est devenue suspecte ; que vou- 



— 40 -- 

lez-vous ? elle n'est pas consolaiiLo, et 
Ton veut avant tout être consolé ; si la 
vérité est désagréable, mieux vaut ne 
pas la regarder : ainsi fait F autruche. 
Le goût du jour est d'être indulgent à 
Terreur, sympathique à l'illusion. Un 
vieux républicain, blanchi sous le 
harnais, n'a pas craint d'écrire : « La 
légende est la vérité des philosophes, 
l'histoire est la vérité des portières. » 
Ne dites pas que deux et deux font 
quatre. Mon Dieu ! on ne vous dit pas 
le contraire ; mais pourquoi l'affirmer 
aussi brutalement ? cela peut blesser 
des consciences délicates. Ne soyez 
donc pas tout d'une pièce, et sachez 
respecter les mystères qui se cachent 
dans les replis de l'âme humaine. 

On disserte sur ce ton, sans fin, par- 



— 41 — 

fois en très beau style, avec la convic- 
tion de travailler ainsi au salut de la 
Société. Tout cela, bien entendu, ne 
sort pas d'une élite ; mais à cette élite 
incombe la tâche de guider les foules, 
et si elle s'égare dans les rêveries et 
les subtilités, les foules qui sont inca- 
pables de la suivre dans une pareille 
voie restent livrées à elles-mêmes. 



IV 



Il y a déjà longtemps qu'on a dit : 

(( Du jour où les Romains ont cessé 
de croire aux poulets sacrés, c'en a 
été fait de l'Empire romain. » 

On en a conclu que les Romains 
avaient- eu tort de ne plus croire aux 
poulets sacrés, oubliant que leur plus 
grand tort était d'avoir assis un empire 
sur une base aussi fragile. 

En tous temps, en tous lieux, nous 



— 44 — 

retrouverons ce fait : une société fon- 
dée sur une religion. Ce qui donne aux 
religions leur solidité, c'est qu'elles 
sont acceptées comme l'expression de 
la vérité absolue ; là est aussi leur 
faiblesse. Un jour vient où les besoins 
de la société qui se développe ne sont 
plus en harmonie avec son organisa- 
tion théocratique, un jour où les intel- 
ligences, désireuses de penser par 
elles-mêmes, ne s'accommodent plus 
de l'enseignement théosophique ; on 
s'aperçoit que la prétendue vérité n'é- 
tait qu'un brillant mensonge : la reli- 
gion s'écroule et la société avec elle. 

Les peuples chrétiens arrivent à ce 
moment critique. 

Une seule civilisation connue 



— 10 



échappe à cette loi, c'est la civilisation 
chinoise. Les Chinois, comme les au- 
très peuples, ont des croyances et des 
superstitions, mais ce n'est pas sur 
elles que la société est fondée : c'est 
sur le respect de la famille et le culte 
des ancêtres. Peut-être est-ce pour 
cela que la société chinoise compte 
cinq mille ans d'existence. 

A l'origine des sociétés civilisées, la 
science naît à l'ombre des temples ; 
science et religion vivent ensemble en 
bonne intelligence, se prêtant un mu- 
tuel appui. La science grandissant 
chaque jour, alors que la religion de- 
meure immobile, bientôt celle-ci se 
sent menacée et devient pour son an- 
cienne protégée une implacable enne- 
mie. Le Polythéisme a inquiété les 



— 46 — 

Pythagoriciens, qui avaient trouvé la 
clef du système de TUnivers, et cette 
clef a été perdue jusqu'au jour où Co- 
pernic Ta retrouvée ; pendant des siè- 
cles, le monde a été condamné aux 
pires folies cosmogonîques, dans l'in- 
térêt des dieux de l'Olympe. Parlerons- 
nous de Galilée? exagérée par les 
ennemis de l'Église, atténuée par ses 
apologistes, l'histoire de sa persécu- 
tion demeure accablante pour ceux 
qui avaient alors la prétention de com- 
battre l'erreur et d'ino-poser la vérité. 

La science, depuis deux siècles, 
s'est énormément développée. Sa re- 
vanche est terrible ; en vain les tem- 
ples regorgent de fidèles, en vain des 
milliers de chaires sacrées répandent 
la parole de Dieu ; on sent, on sait que 



— 47 — 

la foi n'y est plus. Des enthousiastes, 
assoiffés d'idéal, attendent avec anxiété 
une foi nouvelle; ils attendront en 
vain ! ce ne sont pas seulement les 
dogmes qui s'usent, c'est l'aptitude 
même à croire qui se perd : l'athéisme 
envahit le monde. Ici il faut nous arrê- 
ter ; la chose en vaut la peine. 

L'athéisme, avouons-le, est fort mal 
porté. Beaucoup de gens reculent 
devant lui par répulsion pour une 
tourbe qui nie Dieu afin de s'affranchir 
de toute règle, de tout frein, pour 
n'avoir d'autre loi que la satisfaction 
des appétits les plus vils ; il y a de 
quoi faire reculer en effet, pour peu 
qu'on ait quelque délicatesse. 

D'ailleurs, une négation n'est pas 



— 48 — 

une doctrine. C'est avec des affirma- 
tions que Ton fait œuvre qui dure ; 
la négation ne saurait être que sté- 
rile. 

Les preuves de l'existence de Dieu 
sont irréfutables. Elles n'ont contre 
elles que ceci, d'être en dehors du 
domaine de la science et d'appartenir 
entièrement à celui de la métaphysi- 
que. Or, presque toujours, quand la 
métaphysique s'est trouvée aux prises 
avec les faits, elle a été vaincue ; Re- 
nan a osé dire qu'elle n'existait plus. 
Cependant, notez ce point : elle a été 
vaincue presque toujours, mais non 
pas toujours ; elle a parfois rencontré 
la vérité. Quant à la science, si loin 
qu'elle puisse aller, elle rencontre 
une limite où sa lumière ne pénètre 



— 49 — 
pas; on dit alors : Dieu est là. 

Mais, chaque jour, la lumière de la 
science pénètre plus avant dans Tin- 
connu, et il est arrivé une chose 
effrayante : à mesure que la science 
avançait, Dieu a reculé. 

Il est maintenant au fond de Tin- 
fini, intangible et inaccessible, hors 
des atteintes de la raison impuissante. 
D'après l'enseignement théologique, 
il est le créateur du monde, mais d'un 
monde fini, limité, destiné à dispa- 
raître un jour : « Les cieux et la terre 
passeront », dit l'Ecriture. 

Or, les philosophes s'accordent au- 
jourd'hui pour admettre que l'Univers 
n'a pas de limite et qu'il n'aura jamais 



— so- 
dé fin. D'aucuns veulent qu'il ait eu, à 
une époque fabuleusement reculée, 
un commencement, ce qui suppose 
un créateur ; d'autres, avec quelque 
apparence de raison, pensent que 
n'ayant ni limite, ni fin, il ne saurait 
avoir de commencement. 

Il est certain que l'existence éter- 
nelle d'un univers doué de propriétés 
qui développent fatalement son évolu- 
tion n'est pas plus difficile à admettre 
que celle d'une volonté éternelle, in- 
dépendante du temps et de l'espace, 
douée de la faculté créatrice et tirant 
ce même univers du néant. 

Sous le nom de Providence, Dieu est 
censé veiller sur le monde. Y a-t-il 
réellement une providence ? rien n'em- 



— 51 — 

pêche d'y croire ; mais pour préserver 
un clocher de la foudre ou une ville 
de répidémie, un paratonnerre vaut 
mieux qu'une croix, des précautions 
sanitaires sont plus efficaces que des 
processions: tout le monde en con- 
vient. 

Malheureusement ni le paraton- 
nerre ni Fhygiène ne peuvent préser- 
ver la Société des fléaux qui menacent 
son existence. 



EDA KL' 



HAIV/AHD UMiVERSITY 



La Société, nous dit-on, ne sera sau- 
vée que par l'Évangile. On ne nous 
dit pas comment, et il serait inutile 
de nous le dire ; le mot suffit. Il est si 
doux à prononcer, si doux à entendre I 
il éveille de si suaves idées I on perd 
son temps à critiquer l'Évangile ; Vol- 
taire y a usé ses dents. C'est en vain 
qu'il a mis au jour tout ce qu'il a pu y 
découvrir de choses niaises ou ridi- 
cules ; ces choses, on ne veut pas les 

5. 



— 54 — 

voir. Tous les livres saints contiennent 
ainsi d'admirables pensées, mêlées à 
des étrangetés dont le fidèle ne s'in- 
quiète jamais ; si elles sont trop cho- 
quantes, il en est quitte pour s'estimer 
incapable de les comprendre. Pour ce 
qui est de Voltaire, il avait eu un mot 
révoltant : « Écrasons l'infâme/ » 
— infâme, le doux Fils de Marie, l'ir- 
résistible charmeur qui entraînait les 
foules, le justicier qui chassait les 
vendeurs du temple, le martyr qui 
pardonnait à ses bourreaux ! après 
un tel mot, on ne peut plus rien en- 
tendre. 

Il n'est pourtant pas inutile de re- 
chercher, dans les parties de l'Évangile 
que tout le monde connaît, où se trou- 
vent ces fameux remèdes qui doivent. 



— 55 — 
comme on dit, « sauver la société ». 

Selon toute apparence, la famille, 
le travail, l'épargne sont à la base de 
la société telle que le mondô moderne 
la comprend. 

Rien de cela n'existe dans l'Évan- 
gile. 

Les disciples de Jésus quittent tout, 
famille et emploi, pour le suivre, et 
dès lors ne s'adonnent plus à aucun 
travail, vivant aux dépens de tout le 
monde. « Ne vous préoccupez pas du 
boire et du manger », leur dit le 
Maître ; « Votre Père qui est aux cieux 
vous nourrira. Voyez le lys des champs : 
il ne travaille point, il ne file point, 
et pourtant il est mieux vêtu que Sa- 



— 5G — 

lomon dans toute sa gloire ». On se 
scandalisait de voir le Fils de THomme 
fréquenter des gens de mauvaise vie, 
et manger avec eux ; mais, comme tous 
les oisifs, Jésus et ses disciples man- 
geaient où ils pouvaient, trop heureux 
d'accepter l'invitation d'où qu'elle 
vînt : aujourd'hui chez un riche mar- 
chand, demain chez une courtisane 
convertie par la parole du Maître, lès 
autres jours n'importe où. Nulle part 
vous ne rencontrerez cette idée que 
l'homme doive, par son travail, se suf- 
fire à lui-même ; ceux qui possèdent 
sont tenus de faire l'aumône, les autres 
de l'accepter. Aucune fierté : si l'on 
vous souffleté, vous devez tendre l'au- 
tre joue. Nul patriotisme : « Si les lois 
de votre pays ne vous conviennent 
pas, secouez la poussière de vos san- 



— 57 — 

dales et allez dans un autre ». Les 
préceptes, vous les connaissez : Aimez- 
vous les uns les autres, soyez parfaits 
comme votre Père céleste est parfait, 
redevenez semblables à de petits en- 
fants qui viennent de naître ; on pour- 
rait ajouter : marchez sur la tête, 
prenez la lune avec les dents, car tout ' 
cela n'est pas praticable ; le premier 
précepte, qui paraît au premier abord 
d'une application facile, a été plus 
admiré que pratiqué ; après dix-neuf 
siècles, les nations chrétiennes en 
sont encore à s'épuiser en armements 
sanguinaires, et des écrivains dévots 
ont jugé la guerre une chose sainte et 
nécessaire ! 

Le Maître est remonté au ciel : voici 
la société chrétienne à son berceau. 



— 58 — 

SOUS la tutelle des apôtres. Gomment 
vont-ils l'organiser ? d'une façon bien 
simple : chaque fidèle leur apportera 
son avoir, et le total sera distribué éga- 
lement entre tous. L'un d'eux ayant 
(( triché » en gardant devers lui quel- 
que somme, saint Pierre, d'un geste, 
rétendit mort à ses pieds. 

Ainsi, suppression du travail, affai- 
blissement des caractères, partage des 
biens sous peine de mort, voilà ce que 
nous donne l'Évangile comme base de 
la société. A la bombe près, cela res- 
semble singulièrement à l'anarchisme, 
qui se pique aussi de charité, à l'occa- 
sion. 

Aussi bien n'est-ce pas précisément 
sur l'Évangile, comme on se plaît à le 



— 59 — 

dire, qu'est édifié le monde moderne ; 
rÉvangile n'est qu'un symbole. En 
le prenant uniquement pour guide, on 
arrive à des résultats surprenants, 
témoin le célèbre romancier philoso- 
phe qui de fil en aiguille est arrivé à 
prétendre qu'il était coupable de se 
laver à grande eau et criminel de per- 
pétuer notre espèce. La vraie base est 
dans la doctrine des Églises qui ont 
pris l'Évangile pour drapeau, principa- 
lement de l'Église catholique. Tout y 
part de ce principe : l'homme est de 
passage sur la terre, son but est le ciel, 
sa vie doit tendre uniquement à lui 
mériter une éternité bienheureuse. 

Cela mène à de hautes vertus, meil- 
leures assurément pour une société 
que les vices contraires ; mais ces ver- 



— 60 — 

tus, par elles-mêmes, ne sont pas 
sociales; si la société chrétienne a 
vécu sur ce fond, c'est que la Nature, 
qu'il est impossible de comprimer 
complètement, a réclamé ses droits et 
est venue mitiger la rigueur des prin- 
cipes ; c'est que, comme disent les 
livres de piété, on croit, mais on vit 
comme si l'on ne croyait pas, ou 
comme si l'on croyait un Évangile 
contraire à celui que l'Église explique 
et enseigne ; c'est que l'Église elle- 
même, tout en interprétant les Écri- 
tures de la façon la plus large, de par 
l'autorité qu'elle prétend tenir de Dieu 
même, a su dans l'application de ses 
immuables doctrines joindre une 
grande habileté aune grande souplesse. 
Sans ces tempéraments, qu'arriverait- 
il? l'Église bénissant le mariage, mais 



— 61 — 

lui préférant hautement la continence 
et la virginité, si la foi chrétienne était 
universellement pratiquée, si elle était 
réellement vive et efficace, le monde 
se peuplerait de cloîtres ; ce ne serait 
pas seulement la mort de toute civili- 
sation, ce serait la fin de Tespèce 
humaine. 

L'Église nous apprend que l'ordre 
de la Grâce, qui est celui de Dieu, est 
opposé à Tordre de la Nature, qui 
est celui du Diable ; elle ne se pré- 
occupe guère des lois naturelles, 
si bien qu'un brillant académicien, 
faisant l'éloge des vertus chrétiennes, 
s'est vu conduit à déclarer qu'elles 
étaient contre nature. L'idée chré- 
tienne place avant tout l'intérêt bien 
compris de l'individu, la Nature sa- 

6 



— 62 — 

crifîe l'individu à la conservation de 
l'espèce ; différence fondamentale, 
scission radicale qu'on a cherché à 
dissimuler dans la pratique, mais qui 
reste au fond des choses et reparaît 
toujours, de temps en temps, à la sur- 
face. Le vrai chrétien parle avec mépris 
et défiance de « science humaine » et 
d' (( art profane » ; les grands génies 
lui sont suspects, les belles créations, 
les découvertes scientifiques ne l'inté- 
ressent pas. A quoi bon rechercher les 
précieux vestiges du passé, fortifier et 
améliorer la race, pénétrer les secrets 
de l'univers, mesurer le cours des 
astres ou épeler le livre mystérieux 
des microbes? Une seule chose im- 
porte : sauver votre âme. La charité 
chrétienne, si touchante dans ses ef- 
fets, l'est peu dans son essence : pro- 



— 63 — 

curer au prochain une bonne mort et 
se préparer à elles-mêmes des mérites 
pour Tautre vie, il n'y a pas autre 
chose pour lésâmes vraiment pieuses, 
qui font profession d'un parfait déta- 
chement. (( Voyez », me disait un jour, 
avec un angélique sourire, un jeune 
prédicateur revêtu de la robe blanche 
de St-Dominique, « ne suis-je pas 
dans mon état normal? j'ai pourtant 
reçu ce matin la nouvelle de la mort 
de ma mère ; nous autres, qui sommes 
détachés de tout, ne sommes pas 
troublés par de pareilles choses ». 
Hâtons-nous de dire qu'on arrive rare- 
ment à une telle perfection. 

Mais, objocte-t-on, sans foi, sans 
croyances, que deviendront les 
hommes ? rien ne les retiendra ; avant 



— Cl — 

perdu l'espoir d'une TÎe meilleure, la 
crainte d'un châtiment éternel, ils ne 
songeront qu'à vivre le plus heureuse- 
ment possible, aux dépens des autres 
s'il est nécessaire ; l'égoïsme sera la loi 
du monde, tous les vices se donneront 
carrière : aucune société ne saurait 
s'accommoder de pareils éléments. 

Cela est bon à dire ; on rend les en- 
fants sages en les menaçant de la colère 
de Croquemitaine ; mais quand ils ont 
perdu la foi en Croquemitaine, il est 
impossible de la leur rendre sous pré- 
texte qu'elle était d'un usage com- 
mode. 



Les hommes sont en grand danger 
de perdre toute croyance. Il faut s'ha- 
bituer à cette idée, et chercher s'il n V 



— 65 — 

aurait pas moyen de trouver dans la 
Nature seule les bases d'une morale et 
d'une société. 

Cherchons, 



VI 



L'homme, comme la fourmi, comme 
Fabeille, ne peut vivre qu'en société. 
Chacun avant besoin de tous, se doit 
à tous. Cela suffit pour l'abeille et pour 
la fourmi ; cela ne saurait suffire pour 
l'homme, qui a d'autres horizons. Re- 
marquons en passant que l'abeille et 
la fourmi nous donnent déjà l'exemple 
de véritables vertus sociales : l'ordre, 
la prévoyance, le dévouement à la 



— 08 — 

cause commune, l'amour du travail. 
Cependant il nous faut autre chose; 
cherchons encore. 

Le matérialiste vulgaire n'a cure du 
passé, se moque de l'avenir. Ne pense 
pas à demain, dit-il, jouis du moment 
présent : carpe (Liera. Il ne songe 
pas à ceci : le moment présent nous 
échappe; il est impossible à l'homme 
de le saisir. 

Le moment où je parle est déjà loin de moi. 

Le Présent est dans le temps ce 
qu'est dans l'espace le point mathéma- 
tique, dont une suite forme la ligne, 
mais que personne n'a vu ni ne verra 
jamais : une frontière entre la réalité 
et l'abstraction. 



— G9 — 

S'il y avait pour le temps un micros- 
cope comme il y en a un pour Tespace, 
on aurait beau employer des grossisse- 
ments indéfiniment plus forts, on ne 
verrait jamais le moment présent. 

Il n'y a de vraiment réel que le Passé 
qui n'est plus et l'Avenir qui n'est pas 
encore. 

Dès lors ce n'est pas à l'Humanité 
présente que se doit l'homme ; c'est à 
l'Humanité passée et à l'Humanité 
future. 

Cette double loi donne une raison 
d'être à toutes les actions humaines ; 
elle donne la clef d'une foule de senti- 
ments inhérents à l'homme, qui ne 
sont pas explicables autrement. 



— 70 -- 

L'homme se doit à ceux qui Font 
précédé ; de là le devoir pour les en- 
fants de soigner leurs parents et de 
respecter leur vieillesse; de là le culte 
des ancêtres, l'orgueil légitime d'une 
longue race de preux dont on conserve 
et honore la mémoire; de là la re- 
cherche des vestiges du passé le plus 
reculé, le désir de faire revivre, autant 
que faire se peut, les temps écoulés ; la 
conservation des anciennes coutumes, 
des monuments et des chefs-d'œuvre 
des âges antérieurs, des langues mortes 
et de leur littérature, l'étude de l'His- 
toire et le sentiment profond que ces 
œuvres sont bonnes et nécessaires, ce 
fait que les esprits cultivés se sont tou- 
jours passionnés pour des études en 
apparence inutiles. Qui de nous ne s'est 
senti révolté en vovant détruire un 



— 71 — 

objet d'art ancien ou un souvenir his- 
torique, ne s'est réjoui en apprenant 
que des fouilles avaient mis au jour 
quelque débris des civilisations dispa- 
rues? En pénétrant dans un musée, 
en visitant la merveilleuse Pompéi , 
qui de nous n'a senti vibrer, au plus 
profond de son être, des cordes mys- 
térieuses? 

L'homme se doit à ceux qui le sui- 
vront. De là, la sollicitude des parents 
pour leurs enfants, les soins apportés 
par la Société à leur éducation ; la cha- 
rité, cherchant à assurer l'avenir des 
déshérités ; le développement, l'intérêt 
énorme de la science, qui prépare le 
terrain pour l'humanité future ; la rai- 
son d'être de la science pure, étudiant 
les faits sans se préoccuper de l'utilité , 



— 72 — 

qui viendra plus tard, le dévouement 
du savant entreprenant des travaux 
qui ne seront terminés que longtemps 
après lui, la confiance de l'artiste mé- 
connu, en appelant au jugement de la 
postérité, l'ambition de vivre le plus 
longtemps possible dans la mémoire 
de ses semblables, d'immortaliser son 
nom par des œuvres ou par des actes. 

Quand le vieillard de La Fontaine 
dit ce vers délicieux : 

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage î 

n'est-il pas plus touchant que s'il nous 
entretenait du salut de son âme? 

« Et la .morale? » 

La morale, dans une société orga- 



— 73 — 

nisée sur cette base, serait probable- 
ment un peu modifiée, ainsi qu'il est 
arrivé toutes les fois que Taxe de la 
civilisation s'est déplacé. L'intérêt du 
genre humain tout entier, l'avenir de 
la race primant l'intérêt individuel, 
cela ne pourrait se faire sans changer 
le point de vue dans bien des ques- 
tions. La maternité serait sacrée, et 
peut-être ne verrait-on plus de malheu- 
reuses jeunes femmes honnies, persé- 
cutées, privées de secours alors qu'elles 
en ont le plus besoin, étranglant leurs 
enfants pour échapper à la honte et à 
la misère, parce qu'avant d'accomplir 
leur fonction de propagatrice de l'es- 
pèce elles auraient négligé certaines 
formalités; peut-être s'apercevrait-on 
que le vice consiste, en certains cas, 
moins à faire des enfants qu'à n'en pas 



— 74 — 

faire. Peut-être Texploitation à ou- 
trance de la nature par Thomme, sans 
souci des conséquences ultérieures, 
celle de l'homme lui-même par son 
semblable, dans un but de lucre, cesse- 
raient-elles d'être pratiquées. Ce serait 
une autre morale, ce ne serait pas l'ou- 
bli de toute morale ; bien loin de là. 

Et l'idéal, et T « au-delà»? 

Est-ce que vousn'avez pas la science ? 
Est-ce que vous n'avez pas l'art? En 
feit de mystère, qu'y a-t-il de plus 
profond que là Nature? En fait d'idéal, 
qu'y a-t-il de plus élevé que l'Art? 
Le Bien, dit-on, est supérieur au 
Beau; c'est bien possible. Mais du 
jour où la solidarité universelle se- 
rait pratiquée, le bien serait général , 



— 75 — 

on ne s'en inquiéterait pas plus que 
de Tair qu'on respire quand il est 
pur ou de la santé quand on est 
bien portant ; resterait le beau, auquel 
on doit toujours tendre par un effort, 
qui est Tart. Rien n'est plus mysté- 
rieux que l'art. Qui dira pourquoi un 
chef-d'œuvre diffère à tel point d'une 
œuvre ordinaire, pourquoi il y a un 
abîme entre un bras dessiné par Ra- 
phaël et le même bras dessiné par 
n'importe quel artiste habile? Nul ne 
le sait; Si ce n'est pas de 1' « au-delà », 
où faudra-t-il aller en chercher? 

Dans l'Infini. 

Mais rinfîni n'est pas à notre portée. 
On en parle beaucoup cependant ; quel- ' 
ques personnes paraissent même avoir 



— 76 — 

avec rinfîni des relations assez fami- 
lières. Sait-on bien de quoi l'on parle? 
L'Infini ne serait-il pas, dans certains 
cas, un mot à effet, un simple procédé 
littéraire qu'on prendrait pour la source 
des grandes pensées? 



La Science, l'Art, c'est fort bien. 
Mais tous ne sont pas aptes à la science, 
tous n'ont pas le sentiment de l'art. 

Autrement dit, le Vrai, le Beau ne 
sont pas du goût de tout le monde. 
Réduite à ces termes , la proposition 
prend un aspect monstrueux. 

Et pourtant elle est vraie; la haine 
de la science, la haine de l'art existent. 



— 77 — 

N'est-il pas horrible que Ton puisse 
dire : le laid, le faux, sont préférés au 
beau et au vrai? Cela ne doit pas être, 
et cela ne serait pas si Ton élevait au- 
trement les enfants, qu'on élève au 
rebours du bon sens. 

Voyez ce qui se passe dans le do- 
maine du Vrai. 

Tous les enfants sont observateurs, 
tous ont le goût des sciences naturelles; 
loin d'encourager ce goût, on le com- 
bat. L'enfant apporte à sa mère une 
plante et un insecte qu'il a trouvés, et 
lui demande ce que c'est. Que fait la 
mère? elle jette la plante qu'elle traite 
de mauvaise herbe, écrase l'insecte et 
donne une tape à l'enfant ; c'est plutôt 
fait que de lui donner des explications 



— 78 — 

qu'elle serait d'ailleurs, à l'ordinaire,, 
incapable de lui donner. En revanche, 
elle lui apprend (avec quel sérieux, 
quelles mines attendries et solen- 
nelles! ) ces grandes vérités : le monde 
a été fait en six jours , Adam et Eve 
ont croqué la pomme, l'ânesse de Ba- 
laam a parlé, Jonas a passé trois jours 
dans le ventre de la baleine, l'Étoile a 
conduit les Rois-Mages au berceau de 
l'Enfant- Jésus. Peu d'années après, il 
saura que tout cela n'était pas vrai; il 
verra tout le monde, autour de lui, 
altérer la vérité sans le moindre scru- 
pule ; on lui défendra de mentir, mais 
s'il est sincère et confiant on se mo- 
quera de lui, on lui dira qu'il n'est 
pas malin, on fera l'éloge de ses 
camarades plus malins que lui. Il 
entendra parler de la science avec 



— 79 — 
crainte, des savants avec dérision. 

Même chose s'il s'agit du Beau. 



Tous les enfants aiment les images, 
tous cherchent à dessiner, tous ont 
l'instinct de représenter les objets 
qu'ils voient par un trait, et cet 
instinct est le point de départ des arts 
plastiques. Au lieu de guider l'enfant 
dans cette voie, on le laisse errer à 
l'aventure et s'égarer, quitte à le re- 
mettre en bon chemin plus tard, si 
Ton peut, quand il apprendra les « arts 
d'agrément ». On l'entoure d'objets 
affreux, on lui met dans les mains des 
figures mal dessinées, des choses sans 
forme et sans goût; lui fait-on ap- 
prendre la musique, on habitue son 
oreille à la platitude et à la vulgarité. 



— 80 — 

voire même à riiicorrection. Plus tard, 
il entendra dire qu'il y a des « objets 
d'art », bons pour les « connaisseurs », 
autrement dit pour quelques originaux, 
et les autres objets faits pour les gens 
raisonnables; il verra l'art et les ar- 
tistes tenus en suspicion comme la 
science et les savants, mis à part 
comme des anomalies bizarres et peut- 
être dangereuses ; il verra même cer- 
tains artistes faire eux-mêmes tout ce 
qu'il faut pour justifier cette manière 
de voir 

Comment le goût du vrai et du beau 
pourraient-ils se développer sous un 
pareil régime ? Si quelque chose doit 
étonner, c'est qu'ils aient encore des 
fidèles. 



VII 



L'humanité est jeune encore : elle 
a, selon toute vraisemblance, des mil- 
lions d'années devant elle. C'est peu 
pour les âmes altérées d'infini ; ce n'est 
pas une quantité négligeable : nous 
nous faisons même difficilement une 
idée de ce que cela peut être. Mais enfin, 
si loin que soit ce jour, il viendra, 
celui de la fin de notre espèce! le 
soleil s'éteindra; peut-être avant ce 
temps la terre aura-t-ellQ résorbé ses 
mers, son atmosphère, et sera-t-elle 



— 82 — 

devenue impropre à la vie ; après avoir 
progressé dans des proportions que 
nous ne pouvons imaginer, l'huma- 
nité régressera, dégénérera, disparaît 
tra. 

« Et il ne resterait rien de. nous,, 
qui avons pensé, de nous, qui avons- 
aimé, qui avons souffert! ce n'est pas 
possible. Nous sentons en nous quel- 
que chose qui ne peut périr ! » 

Soyez tranquilles, personne ne vous^ 
prouvera le contraire. 

Mais ce que nous sentons en nous 
pourrait très bien n'être que l'instinct 
de la conservation, transfiguré par 
notre imagination qui en a fait bien 
d'autres, transformant par exemple 



— sa- 
les brouillards et les feux follets en 
fées, fantômes et revenants auxquels 
on a cru pendant des siècles. 

Cela pourrait être aussi le pressen- 
timent de cette vérité, que les éléments 
dont nous sommes composés ne sau- 
raient disparaître et que d'autres êtres 
vivants seront formés de notre sub- 
stance. 

ce II est impossible », dit-on, « que 
notre désir n'implique pas une réa- 
lité. » C'est parfaitement possible au 
contraire. Qui de nous, par exemple, 
n'a désiré ardemment remonter le 
cours des âges, vivre, ne fût-ce qu'un 
jour, une heure, dans tel ou tel des 
temps anciens ? là, pourtant, aucune 
illusion n'est admissible, et nous 



— 84 — 

savons à n'en pas douter que nous ne 
verrons jamais Périclès ni Cléopâtre. 
Croire ce qu'on désire- est naturel ; 
cette croyance n'a aucune action sur 
les faits. 

Mais alors, où est le BUT? 

Le but? 

Il n'y en a pas. 

Rien, dans la nature, ne tend à un 
but, ou plutôt chaque but est à son tour 
un point de départ' : la nature nous 
donne le spectacle d'un perpétuel cer- 
cle vicieux. 

Voyez la plante : elle germe ; elle se 
compose d'une racine, d'une tige et 
de feuilles naissantes ; elle croît rapi- 



— 85 — 

dément, de nouvelles feuilles, de nou- 
velles tiges apparaissent. La racine 
nourrit les tiges qui portent les feuilles, 
mais celles-ci nourrissent aussi la tige 
et la tige fait vivre la racine ; il y a 
réciprocité, il n'y a pas encore de but 
défini. Le but, c'est la fleur ! le bouton 
grossit, s'ouvre, le miracle s'opère, 
la fleur s'épanouit ! mais la fleur éphé- 
mère n'est que le temple de la fécon- 
dation ; celle-ci opérée, la fleur se 
fane et tombe, le fruit se développe et 
mûrit. Est-il le but ? sa fonction est de 
contenir la graine ; celle-ci, à ne voir 
que l'apparence, est un objet complet, 
terminal. Erreur, la graine n'est que 
l'embryon de la plante future ; et le 
cycle recommence. 

On s'est toujours cassé le nez en 

8 



— 86 — 

cherchant les causes finales ; cela tient 
peut-être tout simplement à ceci, 
qu'il n'y a pas de causes finales. En 
tous cas, s'il y en a, il en va exacte- 
ment pour nous comme s'il n'y en 
avait point. 

Si nous sommes emprisonnés dans 
le temps comme dans l'espace, tâchons 
de nous accommoder de notre prison ; 
quoiqu'on en dise, elle est assez vaste 
pour nous. Pénétrons-nous de cette 
idée, que l'humanité est un corps dont 
nous sommes une molécule, et que le 
vœu de la nature est que nous vivions 
pour les autres, qui sont nous-mêmes. 
Profitons de l'héritage de nos aînés ; 
travaillons pour que ceux qui nous 
suivront soient plus heureux que nous, 
s'il est possible, et nous soient recon- 



— 87 — 

naissants de l'existence que nous leur 
aurons préparée. Nous verrons alors 
que la vie est bonne, et, le moment 
venu, nous nous endormirons avec le 
calme et la satisfaction de l'ouvrier 
qui a fini sa tâche et bien employé sa 
journée. Les joies que la nature nous 
donne, qu'elle ne refuse même pas 
complètement aux plus déshérités 
d'entre nous, celle que procure la dé- 
couverte de vérités nouvelles, les 
jouissances esthétiques de l'art, le 
spectacle des douleurs soulagées et 
les efforts pour les supprimer dans la 
mesure du possible, tout cela peut 
suffire au bonheur de la vie. Il est à 
craindre que tout le reste ne soit que 
folie et chimère. 

Des hommes sérieux et éclairés^ 



— 88 — 

de grands savants, croient pour- 
tant à ces (( chimères » et à ces 
(( folies ». 

Cela ne prouve rien ; la logique ne 
gouverne pas toujours les hommes, 
fussent-ils éminents, et les contradic- 
tions les plus surprenantes vivent à 
Taise dans le milieu élastique de la 
conscience. Kepler, le grand Kepler, 
un des fondateurs de la science mo- 
derne. Fauteur des lois immortelles 
qui portent son nom, croyait à l'astro- 
logie ; il écrivait sérieusement que la 
conjonction de Jupiter et de Saturne, 
dans le signe du Lion, pouvait provo- 
quer des insurrections. Une des forces 
les plus mystérieuses de la nature, 
Tatavisme, est la source de ces illo- 
gismes et la cause que certaines idées 



— 89 — 

préconçues résistent à tous les assauts 
de la Raison. 

Humiliée par la foi, déifiée par la 
libre-pensée, la raison reste ce qu'elle 
est : le gouvernail du navire, rien de 
plus. Cela suffit pour qu'il soit impos- 
sible de s'en passer. 

C'est avec ce gouvernail que nous 
avons essayé de nous diriger. 



EPILOGUE 



EPILOGUE 



La France, depuis des siècles, était 
la clarté du monde, et cette clarté me- 
nace de se ternir. Portés sur les ailes 
des Valkyries, les brouillards du Nord 
envahissent notre ciel, amenant les 
dieux Scandinaves qui combattent les 
dieux de l'Olympe, pendant que des 
régions brûlantes accourent les divini- 
tés de l'Inde, aux bras multiples, aux 
trompes d'éléphants. L'Évangile sage- 
ment édulcoré par l'Église fait place à 
un Évangile étrange auquel les saints, 



— 94 — 

s'ils revenaient au monde, ne compren- 
draient rien. Personne, d'ailleurs, ne 
le comprend ni ne se soucie de le 
comprendre ; comprendre est du der- 
nier bourgeois, et le besoin de com- 
prendre une sorte de vice dont on tra- 
vaille à se défaire. On délaisse la foi, 
non pour la raison, mais pour la cré- 
dulité, le dogme pour le miracle, 
Notre-Dame-de-Paris pour Notre-Dame- 
de-Lourdes. Le spiritisme, l'ésoté- 
risme ont des organes dont le nombre 
s'accroît chaque jour, sans compter 
l'amphigourisme qui a droit à tous nos 
respects. 

Toutcela monte, monte, nous gagne 
et nous enveloppe de ténèbres. 

Il me souvient du temps où l'Italie, 



— 95 — 

comme le Phénix, renaissait à une 
nouvelle existence. LaRistori passion- 
nait alors la jeunesse parisienne, dont 
j'étais; je vois encore de quel geste 
superbe la grande tragédienne, vêtue 
en Muse, jetait sa lyre en s'écriant que 
l'Italie ne chanterait plus, tant qu'elle 
n'aurait pas reconquis sa liberté ! Et je 
me demande s'il est permis de seborner 
à faire vibrer des cordes sonores, quand 
la nuit menace de nous noyer dans ses 
ombres. Certes, ma voix est bien peu 
de chose; mais, si faible qu'elle soit, 
qui sait si elle n'éveillera pas une voix 
plus puissante? Qui sait si la semence, 
emportée au hasard par le vent, n'ira 
pas germer au cœur d'un de ces jeunes 
hommes à la parole de flamme, dont 
la fonction est de propager les idées? 
Si cela était, je m'estimerais trop heu- 



— 96 — 

reux et mon ambition serait ample- 
ment satisfaite. 

Ce qui sera, je vais vous le dire. On 
fera sentir à l'auteur, — qui le sait 
mieux que personne, — à quel point la 
compétence lui fait défaut pour traiter 
de si hautes questions. « De quoi se 
mêle-t-il? » dira-t-on, « tout cela ne 
le regarde point ». 

Je vous demande bien pardon : cela 
regarde tout le monde. 



C. MiiRPON ET E. FLAMMARION, RUE RACEŒ, 26. 



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ProÛcmcs et mystères. 



ProtMcmcs et mystères. 

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